22/01/2018

SEXE ET LIBERTE

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Sexe et liberté

Curzio Malaparte – Mamma marcia – édition posthume

(Extrait)

 

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Pierre Fresnay Marcel Proust, Yvonne Printemps Rachel Quand du Seigneur

(On adore que M. Getty prenne toutes les images du monde pour ses bœufs.)

 

[…]

Quand je mis en scène, sur les planches du Théâtre de la Michodière, à Paris, au mois de novembre 1948, mon Du côté de chez Proust, qui fit tant de bruit parmi les homosexuels de Paris, j’eus l’occasion d’avoir recours à la courtoisie intelligente de Madame Mante-Proust, nièce de Marcel, et je lui dois beaucoup de gratitude pour la collaboration aimable et cultivée qu’elle accorda à moi, à Yvonne Printemps et à Pierre Fresnay.

J’étais un jour à déjeuner chez elle, dans sa belle maison du n°15 de la rue Alfred Dehodencq, avec Pierre Fresnay et Yvonne Printemps, quand, à l’improviste, vers la fin du repas, Madame Mante-Proust me dit d’une voix peu courtoise que, certainement, je ne publierais pas, s’il m’arrivait de publier ma comédie en volume, la préface de Du côté de chez Proust. Je lui demandai pourquoi. Elle me répondit qu’en sa qualité d’héritière de Marcel Proust, et au nom de ses deux enfants (et en disant cela elle me montra ses enfants dont la fille, Marie-Claude, a, depuis, épousé Claude Mauriac, fils de l’écrivain catholique), elle ne pouvait tolérer qu’à propos de Marcel Proust, je parle de « marxisme ». Et elle ajouta que, si je voulais publier la préface, elle saurait me l’interdire : si je n’accédais pas à sa demande, elle ferait saisir le livre.

Puisque ce n’était pas une demande mais un ordre, je n’en tins pas compte, comme je ne tins pas compte, quelques semaines plus tard, d’une injonction de son homme de loi, maître Israel, avocat très connu à Paris. De quoi provenait que Madame Mante-Proust ne supportât pas le mot « marxiste » ?

Le soir de la première représentation de ma comédie, je me trouvais dans les coulisses, dans l’attente du lever de rideau. À travers la toile, je sentais la présence, dans la salle comble jusqu’à l’invraisemblance, de quelque chose qui semblait une bête en chaleur derrière la porte fermée d’une étable. C’était la fine fleur de l’homosexualité internationale, qui s’était réunie à Paris pour l’occasion. La sensation de malaise était si aiguë qu’à un certain point, je dus me réfugier au fond de la scène.

Ces plusieurs centaines d’homosexuels aux noms célèbres, qui étaient assis dans les fauteuils et les loges de la Michodière, étaient en réalité d’une espèce profondément différente de ceux de Saint-Germain des Prés et des petites salles de cinéma de la Rive Gauche. Ceux-ci étaient des tapettes*, ceux-là étaient des invertis par réaction aux tyrannies européennes, à la mort de la liberté.

La proximité de cette seconde espèce d’invertis ne me procure aucun malaise. Et je dirais que leur présence, leur conversation, leurs problèmes, m’intéressent profondément. J’ai presque une sorte de sympathie pour eux, tout aussi spontanée que l’aversion que j’éprouve pour les « princes », les grands seigneurs de l’homosexualité élégante, de l’aristocratie internationale de l’homosexualité, qui sont les grands arbitres de l’élégance, de la mode, de l’intellectualité parisienne. L’origine de l’inversion sexuelle des tapettes de luxe n’est pas la même que celle des homosexuels du type de Julien de Médicis et de Robert de Saint-Loup. Chez eux, c’est de la perversion, c’est du vice, c’est une inversion organique : c’est une exigence de la chair. Chez ces derniers, c’est une inversion physique d’origine morale et politique, qui se produit sous l’impulsion de circonstances historiques, politiques, économiques, sociales, en réaction physique à un fait moral : c’est une exigence non de la chair mais de l’esprit.

À travers la toile, me parvenait l’haleine chaude de la grande bête, qui brulait, au-delà du rideau dans la salle bondée, de façon extraordinaire : ce n’était pas cet ensemble sexuel qu’est le public, cette espèce de grande botte, de bouquet, de corbeille de membres virils érigés, excités par l’attente, prêts à l’éjaculation finale des applaudissements ou des sifflets. La sensation que j’éprouvais n’était pas celle que j’avais éprouvée tant de fois en me présentant à un public, ou en risquant un œil hors de la tranchée, vers l’aube, dans l’attente de l’assaut ennemi : une masse d’hommes jeunes, forts, animés, et là, devant toi, dans l’ombre, énorme bouquet de membres virils aux aguets prêts à se lancer contre toi, à te submerger, à te violer, à te soumettre dans son étreinte féroce. C’était plutôt la sensation chaude d’un développement d’organes génitaux pas bien différenciés, humides, mous, un mélange de vulves et de hampes viriles sans puissance. Et ce que j’éprouvais n’était pas à proprement parler de la peur, mais une espèce de dégoût.

L’œil collé au trou du rideau, je vis, dans la loge d’avant-scène à ma droite, réservée à Madame Mante-Proust, l’académicien français * qui avait été l’ami de Marcel Proust, et, aux premiers rangs des fauteuils, Christian Dior, Fath, le grand Bébé, Christian Bérard, et autour et derrière eux, cancaniers, bavards, minaudiers, langoureux, soupirants, maquillés, les yeux soulignés de noir, les sourcils épilés, les cheveux oxygénés et bouclés au fer, les lèvres fardées de rouge, les bandes languides et malveillantes de tapettes, de tantes, de pédés, voix douces, voix françaises, anglaises, américaines, s’entremêlant dans l’air doré comme les initiales brodées sur les mouchoirs de soie. Et quand le rideau se leva et que, derrière Rachel-Yvonne Printemps et Robert de Saint-Loup-Jacques Sernas, apparut au bout d’un instant Marcel Proust, Pierre Fresnay en Marcel Proust, en frac, plastron blanc, une fleur blanche à la boutonnière, enveloppé dans un manteau doublé de fourrure, le chapeau haut de forme surmontant le visage pâle, aux moustaches si exquisément, si délicatement, si malicieusement proustiennes, un frémissement parcourut la salle : un frémissement d’horreur et de plaisir, un murmure d’épouvante, d’admiration, d’indignation passa de fauteuil en fauteuil, et, dans la loge de Madame Mante-Proust, * tomba à la renverse, privé de sens. On entendit ça et là des petits cris étouffés, des chuchotements réprimés, un soupir d’anxiété et presque de peur, quelque rire hystérique, et, du fond d’une loge, le grincement d’une porte, un piétinement, et le sanglot désespéré, triste, solitaire, mourut derrière la porte de la loge qui se refermait.

Aux premières paroles de Marcel Proust, Christian Bérard se leva lentement, tendant les mains vers la scène, puis s’abandonna sur son fauteuil, le visage entre les mains. À chaque réplique de Proust, je voyais les visages se balancer dans la salle, aux lumières de la rampe. Puis, quand Marcel Proust mit le doigt dans la rose, et quand il imita le geste du violoncelliste, un silence profond, rompu ça et là par de brefs cris stridents pareils à ceux de petites femmes affolées,  se fit dans la salle. Proust était si vrai et pourtant si spectral, ses gestes, sa façon de marcher, de s’asseoir, de croiser les jambes, sa voix, étaient si vrais, si vifs, que la salle paraissait accablée d’horreur et, en même temps, fascinée. Au fur et à mesure que l’action progressait sur la scène, un changement extraordinaire se produisait dans la salle : beaucoup d’yeux brillaient de larmes, beaucoup de mouchoirs étaient pressés contre des lèvres, une expression de stupeur contente, de plaisir, presque de ravissement amoureux, se peignait sur les visages tendus vers Marcel Proust.

Je m’attendais, au tomber du rideau, à une réaction cruelle, méchante à une explosion d’indignation, et ce furent des applaudissements cordiaux, chaleureux, violents, interminables. J’avais donné une heure d’amour à ce public assoiffé d’amour, une heure d’intimité avec l’idole de ce Paris, une heure de mystère à ce Paris tendu vers le mythe de Proust. La réaction vint ensuite, à la sortie, quand la fraîcheur de la nuit d’automne réveilla les adorateurs de Proust du rêve, ou du cauchemar, dans lequel je les avais tenus pendant une heure entière. Christian Bérard paraissait dévasté, il marchait à côté de Fath, suivi à quelques pas de Christian Dior ; Bébé levait les bras au ciel, criant d’une voix cassée « Qu’a-t-il fait de notre idole ! Qu’a-t-il fait de Marcel Proust ! » Fath, soutenu par un jeune blond, murmurait : « C’est une profanation, une abominable profanation ! » Madame Mante-Proust, qui durant la représentation s’était tenue cachée dans un coin de la scène, dans l’obscurité, était sortie peu avant la fin, ne pouvant, dit-elle plus tard, résister davantage, et maintenant, elle attendait dans sa voiture garée le long du trottoir de la petite place, devant le Restaurant. « Vous êtes ce soir l’homme le plus détesté de Paris », me dit Yvonne Printemps dans sa loge, et elle riait heureuse, en se regardant de côté dans le miroir.

 

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Mamma marcia, Vallecchi, Florence, pp.307-313.

Traduction : c.l. pour Les Grosses orchades

 

__________________ 

*Tous les mots en italiques sont en français dans le texte.

 

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Une intéressante étude de la pièce :

 

Du côté de chez Proust de Curzio Malaparte : une reprise de À la recherche du temps perdu ?

Bernard Urbani – Presses Universitaires de Rennes – 2008

 

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Texte intégral

Curzio Malaparte (1898-1957) est surtout connu en France pour deux romans (Kaputt, 1944, La peau, 1949) et un essai contre Hitler (Technique du coup d’État, 1931) qui lui assurèrent une renommée européenne et le conduisirent au confino dans les îles Lipari pour manifestations antifascistes à l’étranger. Réputé pour ses idées politiques ambiguës qui lui valurent une longue disgrâce[1], Malaparte séjourna en France à plusieurs reprises sans vraiment s’y installer[2]. Après quatorze ans d’exil en Italie, il retourne à Paris pour créer deux pièces à scandale : Du côté de chez Proust (1948)[3] et Das Kapital (1949), l’année de la publication française de La peau. La volonté de ce déraciné de rompre avec l’Italie de l’après-guerre, dans laquelle il se sent rejeté, a motivé le choix de l’intrigue de ses deux œuvres théâtrales, à savoir la rencontre de Robert de Saint-Loup et de Rachel Quand du Seigneur, en présence de Marcel Proust, et un fragment de vie de Karl Marx au moment de la genèse du Capital. Du côté de chez Proust (représenté le 22 novembre 1948 au théâtre de la Michodière à Paris) est un impromptu en un acte, avec musique et chant, mis en scène par Pierre Fresnay (avec Yvonne Printemps, Pierre Fresnay et Jacques Sernas). Malaparte – confronté aux polémiques suscitées par la « trahison » de l’Italie en 1940 et en conflit avec Sartre et Camus[4] – décide de s’imposer sur la scène française en offrant non pas un divertissement musical et mondain (comme le voulait Fresnay) mais une sorte de réécriture trans-générique d’un épisode-clé de la Recherche du temps perdu, composé de dialogues insolites, d’échos, de symétries, assorties de nombreux commentaires. Le dramaturge italien – reconstituant des éléments narratifs[5] allant dans le sens d’une concentration du drame – ajoute au texte proustien « l’éclairage d’un point de vue nouveau, celui d’un écrivain qui s’adonne à cet exercice de la réécriture[6] ». « Le côté de Guermantes » que Malaparte cultive volontiers l’invite à se retrouver dans Proust, dans cet écrivain qui a réussi à fixer ce qui a toujours échappé et l’a transmué en une substance d’une beauté parfaite et durable[7]. Et ce « côté de Guermantes », fleur de la race humaine, peuplé d’êtres sensuels, corrompus et cruels, n’est en fait que le reflet de la crise de l’Occident, celle de la grande Europe en guerre qui lentement se meurt sous un amoncellement de débris[8].

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© Presses universitaires de Rennes, 2008

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540 « Reminisc

 Source : http://books.openedition.org/pur/35023?lang=fr

 

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Les mordus de théâtre et/ou de Malaparte pourront lire aussi :

« Je la salue, la conscience des hommes. » Le théâtre français de Malaparte et sa réception

Filippo Fonio – Cahiers d’études italiennes – 24/2017

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http://journals.openedition.org/cei/3448

 

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Ainsi que…

L’Italie interdite : Malaparte et le théâtre

Myriam TANANT – Paris III – s.d.

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http://chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr/PDF/44/Tanant.pdf

 

 

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Mis en ligne le 22 janvier 2018

 

 

 

 

22:04 Écrit par Theroigne dans Actualité, Général, Loisirs, Web | Lien permanent | Commentaires (1) |  Facebook |

Commentaires

Je suis absolument enthousiasmée par votre ensemble sur Malaparte. Quelle chance vous avez de lire l’italien et quel bonheur que vous ayez eu la générosité et la force de traduire cette perle inouïe de Mamma marcia. Je viens d’en terminer la lecture et j’en suis tout éblouie . Ah ! le tableau de la salle avant le début de la représentation ! Comme tout paraît timoré, petit, moche et gris aujourd’hui. Et votre traduction excellente ajoute au plaisir de la lecture.

Écrit par : semimi | 23/01/2018

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