22/01/2018

COUPS DE TORCHON

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Coups de torchon

 

Récemment, l’achat fortuit – très fortuit – d’un n° de Marianne nous a fait grincer des dents au risque de nous casser celles qui restent ! Un incertain M.Taguieff (c’est qui ?) se demande sur trois pleines pages : « Faut-il rééditer les pamphlets de Céline ? ». Et que croit-on qu’il se répond, le gauleiter des lettres ? Vous avez deviné.

On avait décidé de laisser tomber, de nous taire et de laisser braire. Un Post Scriptum tout à la fin de la dernière lance en date rompue par M. Brighelli en faveur de sa maîtresse (La Grammaire) nous a incités à faire d’une pierre deux coups. Trois, même, pendant qu’on y était.

 

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Coup de torchon sur la pédagogie

Jean Paul Brighelli Son blog sur Causeur – 12 janvier 2018

 

Relire, ce n’est pas lire deux fois. À chaque âge on lit autre chose dans les mêmes livres. J’ai détesté la Recherche du temps perdu à 16 ans, ça m’a vaguement intéressé à 25, j’ai trouvé ça passionnant à 40, et aujourd’hui, je constate qu’au XXème siècle, comme disait Céline, « il n’y a que Proust et moi ».
Mais comme on ne peut pas passer sa vie chez Swann ni chez Bardamu, je lis et je relis aussi des polars. Par exemple tout Chandler, réédité enfin en version complète (en Quarto, chez Gallimard). Et la semaine dernière, Jim Thomson. 1275 âmes.

 

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J’avais oublié la préface de Marcel Duhamel — le fondateur de la Série Noire et le traducteur de tant de chefs d’œuvres, dont celui-ci. « Jim Thomson n’est pas un auteur drôle, explique-t-il. Habituellement ce qu’il écrit est nettement couleur d’encre. Cette fois, il a choisi le noir absolu, couleur de néant. C’est proprement insupportable, inacceptable presque Mais le paquet est si habilement présenté… »

Du coup, j’ai fouillé dans ma vidéothèque personnelle et un matin, tout en soulevant de la fonte pour entretenir le corps exceptionnel (la tête d’Adonis sur le buste d’Hercule) que m’a donné ma mère, je me suis repassé le film splendide que Tavernier a tiré de ce petit bijou d’anthracite.     

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Coup de torchon transpose en Afrique Occidentale française une action que Thomson situait dans l’Amérique sudiste. Philippe Noiret (c’est drôle de voir un acteur toujours si bien habillé, dans la vie civile, vêtu ici d’un tee-shirt troué d’un rose écœurant, d’un pantalon informe et d’un chapeau de brousse) est le policier en chef d’une bourgade comme la France en a bâti des centaines — voir le Voyage au bout de la nuit et le Voyage au Congo : Céline et Gide ne laissent aucune illusion coloniale intacte.

 

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Et Lucien Cordier — c’est son nom — se prend doucement pour Dieu : il met la tentation à portée de main des imbéciles, qui se ruent sur leur damnation. Bref, l’œuvre de Dieu, la part du Diable. On sent que Tavernier et Aurenche, son co-scénariste, ont beaucoup lu — Conrad, entre autres, Au cœur des ténèbres. Cordier, c’est Kurtz à Clochemerle — mais un Clochemerle africain, avec maquereaux spécialisés dans les « faux-poids », 25 centimes la gâterie, 40 centimes la totale, flics immondes qui cultivent leur racisme sur une mare d’anisette, colons répugnants, épouses hystérisées par la chaleur et la solitude, et Noirs serviles à force d’être esclaves.

Une gentille institutrice, qui a prêté à Cordier un roman de Saint-Ex, lui reproche de se forcer à passer pour un illettré — « parce que vous n’en êtes pas un », lui dit-elle. Et alors là, ce digne délégué du Deus Irae la regarde et lui explique — entendez, s’il vous plaît, la voix chaude et lasse de Noiret : « La grammaire, c’est comme le reste, ça rouille si on s’en sert pas. Et comme j’ai pas beaucoup de demande pour ça, en Afrique… Et le Bien et le Mal, c’est pareil. Où est le Bien, où est le Mal ? On n’en sait rien ? Ça sert pas beaucoup, par ici… Alors, ça rouille aussi… »

Je ne dis pas que les administrateurs coloniaux formés à l’école de la IIIème République n’avaient pas du Bien et du Mal une vision déformée par leurs intérêts, leurs passions ou leur alcoolisme. On n’envoyait pas dans les bleds reculés de Casamance ou d’Oubangui-Chari la fine fleur de l’administration française. Mais les instituteurs mutés dans ces avant-postes de la civilisation occidentale chère à Jules Ferry ne faisaient guère de différence entre enfants de colons et petits Noirs : ils leur apprenaient impitoyablement les beautés de la grammaire française, parce qu’ils savaient que c’était le meilleur moyen d’instaurer un ordre et une morale. Après tout, Senghor ou Hampaté Ba sont sortis de ce moule pédagogique. Et s’ils s’en sont sortis, s’ils ont pu par la suite écrire des discours sur le colonialisme et se réapproprier des pans entiers d’une culture africaine dont on avait cru les séparer, c’est parce qu’on leur a appris, férule en main, les règles. Les règles qui ont permis à Senghor de passer l’agrégation de grammaire, et qu’il a fait enseigner, sans rien y changer, aux petits Sénégalais quand il a été président.

Mais, paraît-il, le pédagogisme pointe ces temps-ci le bout de son nez sous les Tropiques… Rien n’aura décidément été épargné à l’Afrique.

Il n’y a pas de hasard. L’Afrique, désormais, c’est ici. La plupart des élèves ne passeront jamais l’agrégation de grammaire — de toute façon, grâce à Sainte Najat, ils ne peuvent plus faire de latin et de grec. Et on ne leur a pas même appris les rudiments grammaticaux de leur propre langue, parce que la langue est fasciste, n’est-ce pas : surtout, ne pas brider leur créativité ! J’ai passé quelques heures intéressantes à monter un PowerPoint à l’intention de mes hypokhâgneux, où sont commentées leurs fautes, et où sont expliquées les règles. À 18 ans ! Que leur a-t-on fait faire jusque là, pour qu’ils écrivent

 

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ou même

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Et je n’ai même plus le temps de les faire travailler sur une vraie grammaire — par exemple celle de Cécile Revéret…

 

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Quant à leurs petits frères ou petites sœurs encore au collège, la cause est entendue.

« Bon travail », « C’est bien » ou « Peut mieux faire » : la vraie pédagogie s’exprime en termes de morale. Le référent de ce « Bien » ou de ce « Mieux » est l’ordre — le Cosmos vaut toujours mieux que le Chaos originel. La mise en ordre. La règle. La contrainte. Et la répétition, pour éviter que ça ne « rouille ». Il faut être sacrément crétin pour ignorer que « discipline », c’est à la fois la matière enseignée, l’ordre qui règne dans la classe — et le fouet pour le faire régner. Le commentaire du Maître, tout comme la note, c’est le coup (métaphorique, hé !) de discipline sur l’esprit encore désordonné.

Pas pour en faire des béni-oui-oui ! L’insurrection n’est possible qu’après avoir appris les règles. Il y a le désordre originel, puis l’ordre imposé — et enfin la révolte créatrice. Si on en reste au désordre, on n’arrive qu’à la servilité, parce qu’on ne donne pas les outils de la révolution. Croyez-vous que Marx, Lénine ou Mao aient ignoré les règles ?

Qui ne voit que la créativité réelle se nourrit de contraintes — tout comme le plus beau cinéma américain s’est nourri du Code Hays ? Et qu’en dehors des règles, ce n’est pas créativité, c’est gloubi-boulga ? Qui ne voit que ces malheureux gosses coupés des beautés et des difficultés de la langue, sommés d’écrire comme ils parlent et de parler comme ils ânonnent, finissent par croire que Patrice Evra est un modèle et Cyril Hanouna un intellectuel ?

Oh, ils ne voteront jamais mal — ils ne voteront jamais. On pensera pour eux — parce que les oligarques qui se sont installés au pouvoir ont trouvé qu’un peuple d’analphabètes, et même d’analphacons, c’était ce qu’il leur fallait pour faire des affaires. Leurs affaires.

J’ai grande pitié de ces gosses auxquels les derniers bons maîtres essaient d’expliquer les règles, au mépris de ce qu’on leur impose de faire, au risque de se faire taper sur les doigts. Les bons maîtres — une poignée d’irréductibles. Quant aux autres… J’ai de plus en plus envie de leur appliquer la méthode Cordier — une balle dans le buffet et jetés dans le fleuve.

Jean-Paul Brighelli

P.S. J’avais envie de hurler devant la décision de Gallimard d’ajourner sine die la réédition des pamphlets de Céline. Mais Jérôme Leroy a dit tout ce qu’il y avait à en dire — et mieux que je ne l’aurais dit.

Source : https://blog.causeur.fr/bonnetdane/coup-de-torchon-sur-la-pedagogie-002024.html#ligne

 

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On peut se demander qui sont et pour qui se prennent les gens qui veulent faire interdire les pamphlets de Céline – ou n’importe quoi d’autre ! – sous prétexte qu’il y di(rai)t son exécration d’eux ou de personnes de leur connaissance. Croient-ils que l’humanité écrivante et lisante ait attendu Céline pour se livrer à cet exercice ? Croient-ils que les Grecs n’aient pas déblatéré sur les Perses, les Mèdes sur les Assyriens, les Phéniciens sur les Égyptiens, la quasi-totalité du Monde Connu sur les Romains, les Romains sur les Étrusques et les Hébreux sur tout le monde ? À ce compte-là, il faudrait interdire toute la propagande, depuis qu’elle existe, à commencer par la plupart des auteurs de l’Antiquité, interdire Thucydide, Xénophon, Démosthène, Tacite, Plutarque, Cicéron et les deux Caton, la littérature mahométane sur les Infidèles et tous les Infidèles sur les Ottomans, Shakespeare (ô combien !) et la Chanson de Roland. Il faudrait surtout interdire la Bible (entendons l’Ancien Testament). Quand les bras vous tombent d’autant de bêtise (et de lâcheté dans le cas de nos élites éditrices), il ne reste plus qu’à citer ce philosophe trop méconnu que fut Coluche : « Comment veux-tu qu’un con sache qu’il est con, puisque c’est avec son esprit qu’il juge ! »

 

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Coup de torchon sur l’édition

 

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Non-publication des pamphlets de Céline : au régal des antisémites

Gallimard suspend la réédition des pamphlets antisémites

Jérôme Leroy  – Causeur – 12 janvier 2018

 

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La polémique autour de la réédition des pamphlets antisémites, close provisoirement par la décision de Gallimard, jeudi, d’en suspendre la publication sine die, n’a pas pris l’ampleur et la violence de la guerre civile entre les femmes ouverte depuis l’affaire Weinstein. Elle n’en est pas moins révélatrice de la question de plus en plus sensible de la liberté d’expression aujourd’hui. Contrôler la parole des uns au nom de la libération de celle des autres, censurer les écrivains et les artistes d’aujourd’hui comme d’hier, réécrire le passé en fonction des nécessités du présent (l’épisode grotesque autour de Carmen ou l’effacement stalino-hollywoodien de Kevin Spacey de Tout l’argent du Monde) n’est plus l’apanage oublié des dictatures mais celui, très actuel, de nos démocraties de marché.

 

Des pamphlets de Céline disponibles en ligne

Il avait donc été question de rééditer les pamphlets antisémites de Céline qui sont au nombre de trois, Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres (1938) et Les Beaux draps (1941). Céline, dans l’après-guerre, s’est toujours opposé à leur réédition et sa volonté a été respectée par sa veuve Lucette Almanzor, qui a aujourd’hui cent cinq ans. Néanmoins, et c’était sans doute une des raisons qui a poussé Gallimard d’une part et Lucette Almanzor d’autre part à accepter cette réédition, les textes étaient disponibles depuis très longtemps, de fait. L’époque où les jeunes céliniens, dont j’étais, qui ne s’étaient jamais remis du choc de la lecture du Voyage, voulaient tout lire de Céline et payaient à prix d’or ces pamphlets chez des bouquinistes qui les cachaient plus ou moins, est révolue. Une édition existe désormais au Québec et surtout, ils sont disponibles sur le net. Le problème, c’est qu’ils sont disponibles sur des sites crypto-révisionnistes et que, de fait, ils font partie de la panoplie abjecte que se doit d’arborer tout petit néo-nazi plus ou moins honteux.

 

Il est impossible d’interdire

Or le problème posé par ces pamphlets est tout de même un peu plus complexe. On a souvent entendu ici et là la comparaison avec Mein Kampf. La différence, c’est qu’Hitler n’était pas un écrivain et que Céline n’était pas un dirigeant politique. Mais qu’importe, au-delà de ces approximations, la question de la réédition des pamphlets de Céline a désormais lieu dans un contexte où il est impossible d’interdire, où la liberté d’expression existe de manière anarchique, totale, souvent ignoble sur Internet et que l’on va arriver à la deuxième génération d’enfants, par exemple, qui sont à deux clics de la pornographie la plus violente. Il faudra faire avec ces nouvelles technologies, ce nouvel environnement virtuel que ça nous plaise ou non.

 

L’interdit profite aux interdits

C’est la première raison qui me semblait rendre la réédition de ces pamphlets opportune. Une édition critique, officielle, avec des préfaces et des notes de spécialistes auraient permis de remettre en perspective l’antisémitisme de Céline dans son œuvre et dans son époque. Là, avec la persistance de cette interdiction, le complotisme va tourner à plein. Les ados boutonneux qui fantasment sur la virilité SS, les vieux pseudo-intellectuels décavés qui regrettent le bon temps des pogroms vont pouvoir continuer à dire, selon une logique aberrante et obsidionale mais imparable au premier regard : « S’ILS interdisent ça, c’est qu’ils en ont peur et c’est donc que c’est vrai. »

Deuxième raison, dans un monde où Internet a pris une ampleur définitive, toute loi interdisant le révisionnisme ou le négationnisme, par exemple, ne rime plus à rien, ce qui n’était pas le cas à l’époque où Jean-Claude Gayssot avait fait passer la sienne. Au contraire, laisser parler ces gens montrerait à tous, même à ceux qui seraient tentés de les croire,  qu’ils ne  sont en fait que des « historiens » bidons, que leurs « recherches » ne sont que des fantasmes malsains, que leur méthodologie est inexistante et leur documentation largement falsifiée. Là aussi, l’interdit profite aux interdits qui peuvent jouer aux martyrs de la liberté d’expression et éviter d’avoir à rendre des comptes sur le fond inexistant de leur travaux face à de véritables historiens.

 

En finir avec les clichés anti-céliniens

Troisième raison, plus littéraire celle-là, et qui a été développée dans Le Monde par Henri Godard, l’éditeur de Céline en Pléiade et grand spécialiste de l’œuvre : la publication de ces pamphlets permettrait d’en finir d’une part avec cette aura malsaine mais surtout avec quelques idées reçues sur cet antisémitisme de Céline qui aurait été constitutif de l’écrivain dès Voyage au bout de la nuit. On peut ne pas aimer Céline, ou Marx, et ne pas penser pour autant que la pulsion de mort nazie est déjà dans le Voyage et Mort à Crédit, de même que le goulag serait inscrit dès les premières lignes du Manifeste. Je sais que cette façon de se comporter en prophète du passé est très à la mode aujourd’hui pour discréditer  ce qu’on n’aime pas. Le droit de ne pas aimer Céline ou d’être anticommuniste n’est pas à remettre en question, évidemment, à condition de ne pas réduire le célinien à un antisémite  et le communiste à un employé de la Loubianka.

 

La société infantilisée

Pour le reste, il serait temps, aussi de prendre les citoyens pour des adultes. Et l’on retrouve ici, avec Céline, dans le domaine littéraire, ce que l’on retrouve dans le domaine sexuel. Les pamphlets comme le disait Philippe Muray dans son Céline, appartiennent de plein droit à l’œuvre. Il y a des génies maléfiques, des salauds magnifiques, des ordures précieuses. Le grand écrivain n’est pas forcément une grande conscience comme dans un biopic hollywoodien.  J’ai ainsi été heureusement surpris d’entendre le Premier ministre lui-même s’exprimer intelligemment sur la question en se déclarant favorable à la réédition selon un argument imparable, que ça plaise ou non : « Il y a d’excellentes raisons de détester l’homme, mais vous ne pouvez pas ignorer l’écrivain ni sa place centrale dans la littérature française ».

Vouloir aseptiser l’œuvre de Céline en la mutilant est aussi vain que de vouloir codifier jusque dans ses moindres détails la conduite  des hommes et des femmes dans l’exercice d’un désir qui a aussi, souvent, une face noire, pulsionnelle, incontrôlable. C’est aussi, avant tout, vouloir infantiliser l’ensemble d’une société.

Source : https://www.causeur.fr/pamphlets-celine-antisemitisme-gallimard-publication-149073

 

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Sur Das Kapital et Du côté de chez Proust

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Quand va-t-on enfin publier - et rejouer ! - les deux pièces à contre-courant de Malaparte ?

Théroigne – Les Grosses Orchadesjanvier 2018

 

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Le 28 janvier 1948 – il y a tout juste 70 ans ! – Curzio Malaparte fit représenter à Paris, au Théâtre de Paris, sa première pièce écrite en français : Das Kapital, avec Pierre Dux dans le rôle de Marx, Alain Cuny dans celui de Godson et Renée Devillers en Jenny. La pièce allait à contre-courant de l’air du temps, des idées reçues et des sensibilités de l’époque, mais Malaparte ne s’est jamais laissé arrêter par des détails de ce genre…

 

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Alain Cuny, Pierre Dux et Renée Devillers

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Curzio Malaparte et Pierre Dux

 

En novembre de la même année, il faisait représenter au Théâtre de la Michodière (en ouverture de la pièce d’André Roussin Les œufs de l’autruche) un « impromptu en un acte » intitulé Du côté de chez Proust, avec Pierre Fresnay dans le rôle de Proust, Yvonne Printemps en Rachel Quand du Seigneur et Jacques Sernas en Robert de Saint-Loup.

À contre-courant – ô combien – là aussi, de tout ce qui tenait le haut du pavé artistico-intellectuel, dans ce Paris de l’immédiat après-guerre où Christian Dior lançait la mode new look en concurrence avec Jacques Fath, et où ceux que nous, jeunes élèves des Grenier-Hussenot appellerions plus tard la Confrérie des Sœurs de Notre-Dame commençaient leur irrésistible ascension au Théâtre Français, après en avoir écarté d’une pichenette méprisante un Jean Marais qui avait voulu y faire ses débuts dans la tragédie (pourtant Marais-Cuny dans Britannicus, ce ne fut pas rien !). Débutait alors le règne du comique tous azimuts, fief exclusif de la camarilla à voile et à vapeur (certains se partageant avec un égal bonheur entre ces dames et ces messieurs), avec un indéniable talent d’ailleurs : Hirsch dans Sosie reste un fameux souvenir. Il fallut attendre Malraux pour que la tragédie reprenne sa place – par décret – dans la maison de Molière, et quelques décennies encore pour que Pierre Dux en vienne assumer la direction.

C’est au tout début de ces intéressantes péripéties que débarqua Malaparte, qui avait, sur l’homosexualité-devenue-phénomène-social, des idées politiques. Droit dans la gueule du loup.

Que dire de ses deux prétendus ratages ? Que des artistes de la stature de Fresnay, Printemps, Dux, Cuny et quelques autres se soient lancés à la légère dans des aventures médiocres n’est tout simplement pas envisageable. Et que quiconque a vu Fresnay dans Le neveu de Rameau n’a aucune peine à s’imaginer ce qu’il a pu faire de Proust… Pourtant, les deux pièces n’ont eu qu’une carrière éphémère et il est depuis, de bon ton, même chez ses biographes, d’en déduire que Malaparte avait surestimé ses capacités d’auteur dramatique. Voire.

Quoi qu’il en soit, qui veut les lire doit les aller chercher en Italie, où il en reste quelques rares exemplaires.

Ah, où est-il le temps où les auteurs étrangers écrivaient directement en français ? Où sont-ils passés les successeurs des Beckett, Cioran, Ionesco et Malaparte ?

 

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Dans un autre de ses livres inédits en français, Mamma marcia (« Maman pourrie », oui, c’est l’Europe), qui est le troisième volet de sa trilogie de la peste, Malaparte, au chapitre « Sexe et liberté » évoque la première de Du côté de chez Proust :

 

Sexe et liberté

Curzio Malaparte – Mamma marcia – édition posthume

(Extrait)

 

[…]

Quand je mis en scène, sur les planches du Théâtre de la Michodière, à Paris, au mois de novembre 1948, mon Du côté de chez Proust, qui fit tant de bruit parmi les homosexuels de Paris, j’eus l’occasion d’avoir recours à la courtoisie intelligente de Madame Mante-Proust, nièce de Marcel, et je lui dois beaucoup de gratitude pour la collaboration aimable et cultivée qu’elle accorda à moi, à Yvonne Printemps et à Pierre Fresnay.

J’étais un jour à déjeuner chez elle, dans sa belle maison du n°15 de la rue Alfred Dehodencq, avec Pierre Fresnay et Yvonne Printemps, quand, à l’improviste, vers la fin du repas, Madame Mante-Proust me dit d’une voix peu courtoise que, certainement, je ne publierais pas, s’il m’arrivait de publier ma comédie en volume, la préface de Du côté de chez Proust. Je lui demandai pourquoi. Elle me répondit qu’en sa qualité d’héritière de Marcel Proust, et au nom de ses deux enfants (et en disant cela elle me montra ses enfants dont la fille Marie-Claude a, depuis, épousé Claude Mauriac, fils de l’écrivain catholique), elle ne pouvait tolérer qu’à propos de Marcel Proust, je parle de « marxisme ». Et elle ajouta que, si je voulais publier la préface, elle saurait me l’interdire : si je n’accédais pas à sa demande, elle ferait saisir le livre.

Puisque ce n’était pas une demande mais un ordre, je n’en tins pas compte, comme je ne tins pas compte, quelques semaines plus tard, d’une injonction de son homme de loi, maître Israel, avocat très connu à Paris. De quoi provenait que Madame Mante-Proust ne supportât pas le mot « marxiste » ?

Lire la suite…

 

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In memoriam, en attendant…

 

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Lettre imaginaire à Curzio Malaparte, mon ami,

à propos de En Russie et en Chine (1)

Combat 11 juin 1959

 

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Malaparte et Febo II

 

Voici ton dernier livre, Curzio Malaparte, celui auquel tu as travaillé jusqu'à ton dernier souffle. Tu l'avais appelé Moi en Russie et en Chine. Mais aujourd'hui tu ne peux plus te défendre ; comment te défendrais-tu, mort, toi déjà si désarmé de ton vivant qu'il te fallait la parade du condottière et toutes sortes d'astuces pour cacher ta fragilité ? Tu étais spectaculaire et magnanime ; tu te défendais mal, c'est-à-dire avec grandeur ; et tu poussais tes qualités jusqu'à l'impudence, par défi. Et parce que maintenant tu ne peux plus te défendre, même mal, voici qu'ils ont changé le titre de ton livre, voici qu'ils l'ont émasculé de ce « moi » qu'ils haïssent tellement chez les autres. Même ta mort, Malaparte, sous prétexte que les plus illustres personnalités d'Italie étaient venues te saluer sur ton lit de douleur, même ta mort, Curzio, ils l'ont qualifiée de spectaculaire pour faire de toi un mort truqué. Et des amis traîtres, se faisant un piédestal de leur « lucidité » chantent déjà ta conversion à la « fraternité humaine ». Ta fraternité, ils ne l'avaient donc pas aperçue, lorsque tu la portais à la plus rare discrétion d'un grand art ? Lorsqu'elle était si secrète, si élevée, si tacite dans son hiératisme héroïque, qu'elle pouvait se permettre les jeux cruels, la grimace d'Arlequin, le sarcasme éthéré, l'artifice hallucinant, le bariolage ahurissant d'un art jetant à pleins tubes ses couleurs ? Ta fragilité se haussait jusqu'à s'effacer dans la plus aérienne efficacité.

Tout au fond de ton art, Malaparte, nous sommes quelques-uns à savoir qu'il y a une fraternité si haute, si rare, si raffinée qu'elle est devenue toute allusive, par un comble de pudeur ; et qu'un Christ y a choisi de se voiler la face pour qu'on ne le voie pas mourir. Ainsi ton art, comme tout grand art, est allusif en ses « diamants extrêmes » ; ayant arraché le voile, tu reviens en quelque sorte sur ce que tu as dévoilé, et tu t'emploies à le cacher pour ne le montrer qu'à quelques-uns ; mais à ceux-là, tu dévoiles alors une nouvelle fois, au niveau d'une pure splendeur, et dans le geste même de cacher. C'était toujours à cet instant si tendu devant les dieux que je suspendais mon souffle et ma lecture, ouvert à cette contemplation où ton art, s'offrant le luxe de l'opacité, accédait à l'immobile éclat d'une totale absolution de l'homme.

« Et il s'aperçut qu'il était “homme” - un homme qui allait se mettre à écrire après avoir été un homme de lettres ». Voilà ce qu'écrit de toi ton ami de trente ans, Vigorelli. Au moins celui-là reconnaît que tu payais de ta vie pour jouer. Alors, le matador ne serait qu'un joueur, lui aussi ! Tu allais te mettre à écrire, Malaparte ! Car eux, ils savent ce que c'est, écrire ! Ils sont contents que tu aies fini par l'apprendre, Malaparte ! Et le jeu de l'écrivain, lorsque c'est un jeu superbe et profond, où la mort parle haut, ne serait-ce pas une passion bien plus sérieuse que celle de tous ces impayables propriétaires de la vérité ? Tu entends, ils veulent t'apprendre à écrire, Curzio, mais c'est pour eux qu'il est trop tard - tu es mort.

Oui, tu as paradé en ce monde, mais en grand témoin, comme Chateaubriand ; tu as lié ton art à l'immense parade des hommes ; et tu as pris, tout paradant, bien plus de recul qu'eux ; tu as pris le recul du grand art devant ton propre jeu ; tu as pris le recul de la pitié sous le masque agressif du défi, de la fureur, du sarcasme.

Aujourd'hui, soudain, ta fraternité leur crève les yeux, parce que tu parles des hommes-chevaux de la Chine, des hommes qui mangeaient de l'herbe, et parce que ton destin s'achève sur ce continent formidable de 600 millions d'habitants, notre futur, où tu es allé voir l'ancêtre, l'homme de Pékin.

Mais ils se trompent : c'est Kaputt, c'est la Peau qui anime les plus grandes pages de Moi en Russie et en Chine... Tu parles des hommes, mais c'est en parlant des chiens que tu retrouves le souffle de la fraternité secrète, celui de ton art vrai, de ton art caché, celui qui te donnera une postérité.

« Ici aussi, en Chine, on ne rencontre pas un seul chien ; ici aussi, en Chine, on les a tous tués pour des raisons d'hygiène. À Moscou, les Russes disent, pour s'excuser, que les chiens étaient enragés. Bien, dis-je, mais qu'est-ce qui les avait rendus enragés ? pourquoi étaient-ils enragés ? Peut-être parce que les bicyclettes coûtent cher en Russie. Mais qu'importent les bicyclettes aux chiens ? Ils ont dû devenir enragés pour d'autres raisons : il fallait essayer de comprendre pour quelle raison ils étaient enragés. Et puis, est-il possible que tous les chiens de Russie soient tous devenus enragés, le même jour ? Sans nul doute, il a dû y en avoir qui étaient enragés, mais il devait aussi y en avoir qui avaient simplement leurs nerfs, qui avaient mal à 1a tête ou qu'on avait embêtés. Était-il vraiment nécessaire de les tuer tous, même ceux qui avaient leurs nerfs ou qui étaient agacés pour des raisons personnelles ?... »

Ah ! tu sais parler des chiens !

Malaparte, mon ami, là où tu es, c'est avec le doyen de Saint-Patrick, M. Jonathan Swift que tu dois soutenir les conversations les plus kantiennes sur la satire. Tu es le premier écrivain européen à être allé plus loin que l'auteur de la Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d'être à charge en en faisant un article d'alimentation.

Mais notre monde n'est plus celui de Swift : on ne comprend même plus ce que tu as fait. On se demande seulement à quel clan tu as appartenu, et si tu ne te serais pas vendu un peu, comme Voltaire, pour cultiver plus tranquillement ton génie. Je reçois en même temps que le tien, le dernier livre de Huxley : Retour au Meilleur des Mondes. Huxley dit que la dictature de l'avenir ne sera plus répressive, qu'elle sera fondée sur le renforcement des « comportements positifs » par tout un système de récompenses...

Mais je m'arrête. Comme le doyen de Saint-Patrick, tu as fait de la satire un art aérien, fantastique, d'une férocité et d'une absurdité sans limites sous le sourire. Mais tu es fraternel, et c'est peut-être pourquoi tu n'es pas mort fou...

Lorsque, quittant Pékin, tu es arrivé, à demi évanoui, sur la dernière marche de l'escalier conduisant à l'avion, tu t'es retourné et tu as dit lentement, comme au seuil du monde futur, du « meilleur des mondes », avec un grand effort, parce que tu respirais depuis des mois avec un seul poumon : « Ono aï tsoungkouoyen », ce qui veut dire : « J'aime les Chinois ».

« Et la foule s'est mise à pleurer », Curzio, parce que tu étais aimé !

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(1) Éditions Denoël.

 

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Les élèves de Jean-Paul Brighelli savent-ils que Manuel de Diéguez – 95 ans aux fraises – traduit tous les matins, avec son Aline, une page de latin pour le plaisir ? Ils s’en fichent sans doute, et c’est bien dommage pour eux.

 

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Une anecdote peu connue…

En 1947,  Malaparte avait envoyé une partie de ses droits d’auteur de La peau à Céline, qu’il n’avait jamais vu, dans sa prison danoise. Ferdinand lui répondit :

 

« Cher Malaparte, je suis très vivement touché par votre joli geste si chaleureux, si confraternel ! Refuser serait impie ! Mais je me suis entendu aussi de mon cote [sic] avec Tosi [illisible] pour que cette somme providentielle soit mise a [sic] votre service a [sic] Paris d’autre façon… Kaputt est ici sur toutes les lèvres. Je veux dire les lèvres des membres de l’élite lisante, bien timorée par exemple, mais pour le Danemark c’est un triomphe. Encore merci, fraternellement, et a [sic] bientôt j’espère ! Embrassez Camus pour moi, mon colonel ! L. F. Céline* »

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*Lettre datée de Copenhague, le 19 novembre 1947 (Archives Malaparte). Il s’agit du docteur Clément Camus, un ami de Céline, qui servit avec Tosi d’intermédiaire entre lui et Malaparte. […] Maurizio Serra, Malaparte, vies et légendes, Grasset, 2011, p. 444. – Guy Tosi était lecteur chez Denoël, éditeur de Céline et de Malaparte. [ndGO]

 

 

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Mis en ligne le 22 janvier 2018

 

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22:19 Écrit par Theroigne dans Actualité, Général, Loisirs, Web | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook |

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